vendredi 30 octobre 2009

Du fini à l'infini


Georg Cantor, 1845 - 1918

En cours, lundi dernier, nous avons parlé des ensembles ordinaux, qui servent « à compter ». Il ne s’agissait que d’ordinaux finis. Par exemple, les ensembles suivants sont des ordinaux finis :


J’ai dit ensuite que chaque classe d’équipotence (classe pour la relation qui existe entre deux ensembles A et B quand ils sont en bijection – one to one) avait « son » ordinal. Evidemment, cela marche bien pour les ensembles finis. Mais que se passe-t-il quand nous atteignons les marécages de l’infini ?
Noter que l’infini existe… mais sous quelle forme ? Il y a des ensembles bizarres, prenez N, l’ensemble des entiers naturels, par exemple, prenez P, l’ensemble des nombres pairs, P est strictement inclus dans N et pourtant… il existe une bijection entre P et N ! Donc, littéralement : P et N ont le même « nombre d’éléments » ! C’est cela justement qui caractérise l’infini, par quoi on peut définir l’infini. N, Z, Q sont trois ensembles différents, chacun strictement inclus dans le suivant, et pourtant ils sont tous les trois en bijection, donc ont le même nombre d’éléments !
Généralisons donc la définition de la notion d’ordinal : on dit qu’un ensemble alpha est un ordinal s’il a les deux propriétés suivantes :
1) La relation est sur alpha une relation d’ordre total strict qui est un bon ordre ;
2)
(Dire qu’un ordre sur alpha est un « bon » ordre, c’est dire que tout sous-ensemble non vide de alpha possède un élément minimum, mais nous n’attacherons pas trop d’importance ici à ce « détail »).
On voit que « curieusement » dès qu’on a un ensemble « initial » d’ordinaux (c’est-à-dire un ensemble d’ordinaux commençant par le plus petit d’entre eux et qui se suivent)... on a un nouvel ordinal : cet ensemble justement ! et ainsi de suite. On peut voir aussi sur cet exemple que si alpha est un ordinal, alors alpha U {alpha} est un ordinal. On note alors ce nouvel ordinal : alpha+1, c’est le successeur de alpha.
Un ordinal est dit fini si lui-même et chacun de ses éléments est successeur d’un ordinal. Dans le cas contraire, on parle d’ordinal limite. Or, si nous considérons l’ensemble de tous les ordinaux finis, on peut démontrer assez facilement qu’il s’agit aussi d’un ordinal, mais on ne peut pas trouver d’ordinal dont il soit le successeur ! autrement dit c’est un ordinal limite.
Notons-le . On peut montrer que tout ordinal inférieur à cet est un ordinal fini, donc est « le plus petit des ordinaux finis ». Mais on peut évidemment noter que le procédé qui nous a permis d’obtenir un ordinal à partir d’un autre par l’opération de « successeur » s’applique toujours ! U {} a évidemment un sens, et c'est un ordinal distinct de . Donc + 1 est un autre ordinal infini, mais distinct du précédent (puisque c’est son successeur) et ainsi de suite. On engendre ainsi la suite :

est encore un ordinal et ainsi de suite ! Cantor avait bien vu qu’à partir du moment où on ouvrait la porte à un infini actuel, c’est toute une myriade d’infinis qui s’engouffrent, qu’il appelait les ordinaux transfinis.
Etablissons maintenant un lien avec les cardinaux. Les ordinaux et les cardinaux coïncident dans le cas fini, c’est acquis, mais considérons par exemple et + 1 : ce sont deux ordinaux différents et pourtant ils ont le même cardinal car on peut construire une bijection entre les deux. Associons à 0, l’élément rajouté à , qui n’est autre que {}, à 1 associons 0, etc. à n > 1 associons n-1 et ainsi de suite, cette application existe et est réversible, donc c’est une bijection. On a ainsi trouvé deux ordinaux pour une même classe d’équipotence, mais bien sûr on peut en trouver une infinité. La bonne nouvelle néanmoins est que cet ensemble d’ordinaux possède un plus petit élément, donc nous pouvons corriger notre affirmation initiale en disant que pour chaque classe d’équipotence, il existe un plus petit ordinal en bijection avec tous les éléments de la classe, c’est lui qu’on retient pour désigner le nombre associé à la classe.
Ceci dit… par quoi l’existence de ce plus petit élément est-elle garantie ?
Cela n’est pas évident et en réalité va découler … d’un axiome, le fameux axiome du choix !

vendredi 23 octobre 2009

La réponse


Si "voyelle" est apparent, alors (voy => pair) n'est vrai que si "pair" est au dos. Il faut donc retourner la carte "voyelle".
Si "consonne" est apparent (autrement dit si "voyelle" est faux), que le chiffre soit pair ou impair, la table de vérité dit que dans tous les cas, (voy => pair) est vrai, donc inutile de retourner la carte.
Si "pair" est apparent ("pair" vrai), alors idem: que la carte au dos soit une voyelle ou une consonne, la table de vérité dit que dans tous les cas, (voy => pair) est vrai, donc inutile de retourner la carte.
Si "impair" est apparent ("pair" faux), alors (voy => pair) n'est vrai que si "voyelle " est faux, autrement dit s'il y a une consonne au dos de la carte. Il faut donc aussi retourner la carte "impair".
Il faut donc retourner A et 9.

Un fort pourcentage de gens répondent faussement à ce test (autour de 80%) alors même qu'ils ont atteint le stade dit "des opérations formelles", selon la terminologie de Piaget. Le psychologue Olivier Houdé explique cela en disant que dans ce genre de tâche, le sujet est fortement enclin à répondre selon ce que lui dictent les aires visuo-perceptuelles du cerveau plutôt que le cortex frontal où se trouve le siège de la logique. Autrement dit, il explique cela par un "manque d'inhibition".

Connaissez-vous le test de Wason?

Ce test donne une illustration de la table de vérité du "si... alors". Le voilà: on dispose 4 cartes, avec pour chacune une lettre d'un côté et un chiffre de l'autre. Evidemment, on ne voit que l'un des deux : on n'a accès qu'à la face visible de chaque carte. La question est : "est-il vrai qu'au dos de chaque carte montrant une voyelle, il y a un chiffre pair?". Vous avez devant vous : A, S, 4, 9. Vous avez deux cartes à retourner, pas une de plus, pas une de moins. Lesquelles retournez-vous?

La réponse dans un moment.

jeudi 15 octobre 2009

Turing



En cours de master, ce lundi, j'ai évoqué l'oeuvre et la vie (et la mort) d'Alan Turing, probablement l'un des plus grands génies du XXème siècle, à qui notre monde doit l'invention de l'informatique et le décryptage des codes secrets utilisés par les Nazis pendant la seconde guerre mondiale. On lui doit également des idées révolutionnaires sur les mécanismes de la vie (dont des biologistes commencent seulement à s'inspirer) et l'idée même d'"Intelligence Artificielle". Il se trouve que le journal "Le Monde" d'aujourd'hui (14/10) lui consacre une pleine page à l'occasion des excuses que Gordon Brown lui a adressées à titre posthume, concernant la manière odieuse dont il a été traité par son pays dans les années cinquante (et qui l'a acculé au suicide). Bonne lecture.

PS: il existe une BD, probablement introuvable aujourd'hui, de Goffin et Peeters (qui date de 1992) sur Turing, intitulée: "Le Théorème de Morcom". Turing y apparaît sous le nom de Julius Morcom.

mardi 13 octobre 2009

Du vide au plein

Certain(e)s s’étonnent que l’ensemble vide soit inclus dans tout ensemble… autrement dit que pour tout ensemble E :

.

Que le vide soit inclus dans le plein, quoi de plus bizarre. D’autant qu’on a donné la définition suivante de l’inclusion :

si et seulement si tout élément de A est élément de B.

Alors, si est vide… où va-t-on le trouver, l’élément de A qui est élément de B ?

Perplexité.

Pourtant c’est justement là, l’argument : s’il n’y a pas d’élément dans A, aucun risque à dire que tout élément de A possède telle ou telle propriété.

C’est le contraire qui serait gênant, car si vide n’était pas inclus dans E, pour le prouver, c’est là qu’il faudrait exhiber un objet qui est dans le premier ensemble et qui pourtant n’est pas dans l’autre ! C’est donc la fausseté de qui oblige à ce qu’il y ait au moins un élément dans A (pour qu’on puisse montrer qu’il n’est pas dans B), mais sa vérité ne l’oblige pas !

Drôle de dissymétrie qui conduit à dire qu’une universelle (pour tout x appartenant à A, x est un élément de B) peut être vraie alors même que son univers est vide (A peut être vide), et qu’une existentielle en revanche (il existe un élément dans A qui n’est pas dans B) ne peut être vraie que si son univers (l’ensemble A ici) est non vide.

C’est ainsi que toutes les licornes peuvent être dites blanches et neigeuses aussi bien que noires et charbonneuses, sans contradiction, puisque ce sont des chimères et qu’elles n’existent pas !

Pas convaincus ?

De fait, tout ça tient beaucoup au fait de la bivalence : en mathématiques, en logique classique et même en sémantique formelle traditionnelle… tout ce qui n’est pas vrai est faux et tout ce qui n’est pas faux est vrai. Donc étant donné que ne peut pas être faux (pour la raison vue plus haut), il ne peut que… être vrai !

Je reviendrai dans un autre billet sur le vrai et le faux….

vendredi 9 octobre 2009

Bonjour, étudiants de Licence et de Master

Ce blog est destiné à parler des cours de Licence et de Master que je donne (Alain Lecomte) à l'université Paris 8 dans le cadre de la licence de sciences du langage et à l'E.N.S. dans le cadre conjoint du master LTD ("Linguistique Théorique et Descriptive") et du "MasterCog", organisé par le DEC (Département d'Etudes Cognitives de l'ENS). Ce semestre, il concerne donc:
- l'EC de Sémantique Compositionnelle de la licence SDL
- l'EC optionnelle dite "de Logique avancée" (enseignée conjointement avec Laurent Roussarie)
- l'EC B06-S1 du Master "Outils formels de base", poursuivie par "Logique et Grammaire" à partir de la mi-novembre.
(voir le site: http://lecomte.al.free.fr/cours_P8-master2)
Pourquoi ce blog? Il apparaît que les notions introduites dans ces cours ne sont pas toujours facilement assimilables pour des étudiants qui ont eu jusqu'ici une formation essentiellement littéraire. D'où le besoin d'un espace où chacun(e) peut librement intervenir pour poser des questions et demander des éclaircissements, sur le cours aussi bien que sur les exercices.
Pourquoi "sens et maths"? Les mathématiques sont partout présentes dans le monde qui nous entoure, elles ont pénétré notre vie quotidienne. Pensez simplement à votre odinateur, tout ce qu'il recèle de mathématiques en lui pour pouvoir fonctionner.... Bien sûr, nous ne nous intéressons pas à toutes ces mathématiques, mais il est un lieu où, bizarrement, aussi elles sont présentes, c'est le langage et particulièrement les processus de construction du sens. Ce sont ces mathématiques-là qui nous intéressent.
Quand une phrase est ambiguë sémantiquement, comme tout étudiant doit rencontrer un professeur (ambiguïté de savoir s'il y a juste un professeur désigné pour rencontrer les étudiants ou bien si chaque étudiant peut choisir un professeur de son choix) ou bien Pierre cherche une femme (est-ce une certaine femme dont il a perdu la trace qu'il cherche, ou bien simplement recherche-t-il une femme, qu'il ne connaît pas encore?), on représente cette ambiguïté au moyen d'un langage qui est celui des mathématiques parce que c'est un langage où les énoncés ne sont jamais ambigus.
Quand nous disons : quels livres ils ont tous lus? en parlant d'un ensemble de gens, nous nous attendons à avoir comme réponse une liste de livres qui est juste l'intersection de tous les ensembles de livres que chacun a lus, alors que lorsque nous demandons : quels livres au moins l'un d'entre eux a lus? nous nous attendons à recevoir comme réponse une liste qui est l'union des ensembles de livres lus par chacun. Autrement dit, nous faisons mentalement, spontanémant, des unions et des intersections d'ensembles.... Ensembles, union, intersection... c'est la base de notre programme de mathématiques élémentaires dans le cours "Outils formels de base".
Quand nous analysons syntaxiquement une phrase en mettant en évidence sa structure en constituants, nous créons une structure mathématique que l'on appelle un arbre. Comment la créons-nous? Nous supposons l'existence de règles récursives (c'est-à-dire qui peuvent s'appliquer aux résultats eux-mêmes qu'elles produisent). Ces règles sont à la base de ce que Chomsky a appelé la créativité du langage. Elles sont aussi à la base de notre faculté de compter (indéfiniment, aussi loin que nous voulons, freinés seulement par la fatigue...). Le lien entre la numération et le langage est patent, c'est un sujet de recherches très actif.